Au-delà des technologies : pour une véritable transition écologique en agriculture
Mme Louise Morand, de L'Assomption, déplore que le projet de développement industriel de la zone Agtech à L'Assomption perpétue un modèle de capitalisme indifférent à l'urgence climatique, aux inégalités sociales et aux destructions environnementales.
Au-delà des technologies : pour une véritable transition écologique en agriculture
L’agriculture est directement affectée par les changements climatiques. Perdre le contrôle du climat, c’est perdre notre garde-manger, une perspective qui donne froid dans le dos. Les scientifiques à travers le monde sonnent l’alarme depuis des décennies. Dans le plus récent rapport du GIEC, publié en avril dernier, le message est on ne peut plus clair : «La fenêtre d’un avenir "viable" se referme...et rapidement»i. Nous sommes témoins chaque jour des catastrophes planétaires qui se déploient sous nos yeux. Nous savons depuis longtemps que nous devons éliminer nos émissions de gaz à effet de serre. Pourtant, au lieu de faire les choix nécessaires pour répondre à l’urgence climatique et diminuer radicalement notre empreinte écologique, ce sont encore les règles du marché et du développement économique qui guident les décisions politiques. Le développement de la filière Agtech au Québec en est un exemple encore trop peu connu.
La filière Agtech
Le terme agtech provient de la contraction des mots agriculture et technologie. La filière Agtech qui se développe dans la MRC de L’Assomption, au sud de la région de Lanaudière, est un maillon supplémentaire du grand réseau industriel Agtech qui se tisse présentement en Amérique du Nord et à travers le monde. Le discours écologiste qui accompagne cette nouvelle niche de capital high-tech agricole sonne creux. Il s’agit d’une nouvelle niche industrielle rassemblant principalement des entreprises dans les domaines de la robotique, de l’intelligence artificielle et des biotechnologies appliquées au domaine agricole. Mais plus encore, c’est un réseau visant à coordonner l'action des gouvernements, des industries, de la finance, de la recherche et de l’éducation pour accélérer l’innovation et la mise en marché de nouveaux produits destinés à «l’agriculture de l’avenir». Mais de quelle agriculture s’agit-il, et sur quelle vision de l’avenir repose-t-elle? Le projet de la nouvelle zone Agtech située dans la MRC de L’Assomption force à constater que la transition vers une économie écologique n’est pas encore à l’horizon.
La zone Agtech de la MRC de L’Assomption constitue une zone géolocalisée dédiée à l’innovation s’étendant sur 14 km² dans les municipalités de L’Assomption et de Repentignyiii. On y prévoit l’aménagement de terres agricoles dédiées à l’expérimentation, ainsi que la construction d’un million de pieds carrés de nouveaux bâtiments industriels, situés principalement à L’Assomption. Les nouveaux bâtiments à L’Assomption seront obligatoirement munis d’une serre sur leur toit. C’est l’entreprise des Serres Lufa qui exploitera ces installations. Déjà, le maire Sébastien Nadeau, qui est aussi le préfet de la MRC, se réjouit d’accueillir sur le territoire de la municipalité «la plus grande serre sur toit au monde». À première vue, l'initiative semble aller dans le sens de la transition écologique avec, comme le dit le logo de Lufa, des produits frais, locaux et «responsables». Mais la réalité n’est pas aussi rose (ou verte).
Gaz de schiste et déficit démocratique
L’impact du modèle d’affaires des Serres Lufa sur l’agriculture au Québec est encore peu documenté. Dans son mémoire de maîtrise sur les Serres Lufa, la sociologue Pascale Bernier fait un bilan critique de l’entreprise (V). Le modèle Lufa relève d’un «capitalisme vert» qui ne satisfait pas aux principes de l’autonomie alimentaire. Au-delà de ces considérations socioéconomiques, il est tout aussi préoccupant de réaliser que «la plus grande serre sur toit au monde» sera chauffée au gaz, essentiellement du gaz de fracturation ou de schiste, pendant les périodes de pointe hivernales. Ce gaz, si on tient compte de sa combustion et des fuites qu’il génère tout au long de son cycle de vie, a un pouvoir de réchauffement global aussi important, sinon plus grand encore, que les autres hydrocarbures.
C’est en effet la biénergie électricité-gaz qui a été retenue par les concepteurs de la zone Agtech. Ceci malgré un rapport de l’Institut de l’Énergie Trottier (VII) qui soutient que la transition énergétique dans les bâtiments est facile à réaliser avec des pompes à chaleur couplées ou non avec la géothermie et l’hydroélectricité. Des informations contradictoires circulent sur les enjeux énergétiques dans la zone. L’opacité et la désinformation règnent. La démocratie exigerait pourtant une transparence et une ouverture pour que le débat citoyen puisse avoir lieu.
Tous les produits développés dans la zone Agtech, à l’exception des produits des serres, sont destinés à l’exportation. Le financement et le recrutement des entreprises est international. Les citoyens n’ont aucune place dans la prise de décision. Les membres d’un comité consultatif proviennent de la grande industrie agroalimentaire (dont un membre de l’équipe de gestionnaires des Serres Lufa), de la finance et des nouvelles technologies. Seuls deux représentants de l’UPA représentent la région.
Extractivisme et inégalités sociales
Certains produits de la zone Agtech de L’Assomption pourront certainement s’avérer utiles pour la transition, par exemple la culture de mycorhizes, les engrais biologiques et les boîtes maraîchères, dont pourront bénéficier les populations du nord du Québec pour consommer des produits frais. Mais les start-up choisies jusqu’à présent témoignent d'une forte orientation vers la serriculture intensive, la robotisation et l’informatisation des fermes. Ces options ne sont pas durables puisqu’elles requièrent d’énormes quantités de plastiques, de minéraux et de métaux rares, ce qui crée une pression sur l’industrie minière, grande émettrice de GES et destructrice d’écosystèmes.
De plus, la filière Agtech creuse l’écart entre les petits producteurs et les grandes exploitations à qui ces technologies sont destinées. Elles ouvrent la voie à l’appropriation des données numériques des fermes par les géants du web, ce qui peut entraver sérieusement la souveraineté alimentaire. Le collectif international de recherche sur l’agriculture GRAIN constate que la robotisation et l’informatisation des fermes sont désastreuses pour les petits agriculteurs et les travailleurs du secteur alimentaire du monde. L’organisation appelle à la démocratisation des pratiques agricoles : «La mainmise agressive de Big Tech sur les systèmes alimentaires doit être contestée et combattue. Nous devons agir ensemble pour briser le pouvoir des Big Tech et de leurs milliardaires et lutter pour une vision différente, basée sur une participation démocratique et diversifiée à la production et un partage des connaissances et des informations.» Au mieux, les nouvelles technologies Agtech servent à «verdir» le modèle d’agriculture industrielle qui repose sur une utilisation extensive des énergies fossiles. Il est assez révélateur que la municipalité de L’Assomption ait refusé d’exiger un bilan carbone pour le projet Agtech et les produits qui y seront développés.
Pour une véritable transition écologique en agriculture
Les scientifiques et producteurs agroalimentaires qui réfléchissent sérieusement à la transition écologique en agriculture misent sur des solutions qui imitent la nature, avec une diversification des services écosystémiques dans les territoires agricoles (XI). Une nouvelle agriculture en serre comme en champs est déjà en plein essor au Québec , qui mise sur un ancrage local et sur l’approvisionnement des communautés de proximité, avec un grand souci de préservation de l’environnement et dans une perspective dynamique d’occupation du territoire, en accord avec les saisons et la luminosité disponible.
Des projets de serres plus petites, chauffées par l’énergie solaire passive, et un changement dans nos choix alimentaires visant à réduire notre consommation de viande et à produire en hiver des légumes qui supportent le froid (dans des serres à 5 °C), sont les voies à suivre pour une véritable transition énergétique en agriculture. Transformer, déshydrater, congeler et conserver ce qu’on produit abondamment au Québec pendant la saison chaude est la voie vers l’autonomie alimentaire. Il faut renoncer à faire pousser des tomates chauffées au gaz en hiver, comme il faut se défaire de notre dépendance envers toutes les énergies fossiles.
La métaphore du film Déni cosmique (Don’t look up) (XIII) trouve dans le phénomène Agtech une nouvelle illustration : au lieu de s’attaquer au problème (l’agriculture intensive dépendante des énergies fossiles, destructrice des écosystèmes, de la biodiversité et du climat), on se sert du problème pour imaginer des solutions qui pourraient avantager les acteurs de la grande industrie tout en satisfaisant le désir d’enrichissement des compagnies et des actionnaires. Il faut rompre avec ce modèle de développement économique qui repose sur le laxisme environnemental et l’indifférence face aux inégalités sociales. Il est plus que temps que les élus cessent de considérer la décarbonation de l’économie comme une aimable fiction. Nous sollicitons un débat démocratique pour une véritable transition écologique porteuse de justice sociale en agriculture.
Groupes signataires :
Mouvement d’action régional en environnement (MARE)
Union paysanne
Mouvement écocitoyen UNEplanète
Action Environnement Basses-Laurentides
Regroupement vigilance hydrocarbures Québec (RVHQ)
Personnes signataires :
Louise Morand, membre de L’Assomption en transition et Comité vigilance hydrocarbures de la MRC de L’Assomption
Patrick Provost, Professeur à l’Université Laval et membre du Regroupement Des universitaires
Bruno Detuncq, professeur à la retraite de Polytechnique Montréal
Katherine Massam, porte-parole, Citoyens au Courant
Luc Parent
Guy Boudreau, CVH Lavaltrie
Odette Sarrazin
Robert Mailhot, météorologiste à la retraite
Danielle Demers, Les Amis de la Chicot de Saint-Cuthbert
Christiane Bernier, Les enjeux de l’insecticide Bti sur la biodiversité
Martin Poirier, NON à une marée noire dans le Saint-Laurent
Patricia Posadas, Prospérité sans pétrole
Claude Vaillancourt, écrivain, membre d’ATTAC-Québec
Corinne Viau
V Pascale Bernier (2015). Vers la construction d’un discours critique de l’agriculture commerciale en serres sur les toits. Mémoire de maîtrise en sociologie, Université du Québec à Montréal.
VII Pedroli F, Mousseau N. (2022). Enjeux leviers et freins de la décarbonation des bâtiments commerciaux et institutionnels au Québec. Transition Accelerator Reports Vol. 4, Numéro 1, P. 1-31. ISSN 2562-6272.
XI Jean-François Bissonnette, Alejandra Zaga mendez, Jérôme Dupras (2022). Valoriser la production de services écosystémiques en agriculture. Dans Mendez,A.Z., Bissonnette, J.F., Dupras, J. (Dir). Une économie écologique pour le Québec. Comment opérationnaliser une nécessaire transition. Montréal : Presses de l’Université du Québec.
XIII Adam McKay (Dir.) (2021) Déni cosmique (titre original anglais Don’t look up). Production: Hyperobject Industries, Bluegrass Films. Distribution : Netflix