La vallée de la batterie vue sous un autre angle
M. Bruno Detuncq, de Montréal, commente les aspects occultés du développement de la filière batterie au Québec.
La vallée de la batterie vue sous un autre angle
Vallée de la batterie, usine de Northvolt, usine de GM, usine de Ford et autres annonces ronflantes! Les «bonnes» nouvelles affluent au Québec depuis peu! Mais toutes ces bonnes idées ont un prix et recèlent également une idéologie. Entendons-nous immédiatement : je suis en faveur de l’électrification des transports. C’est un virage nécessaire pour diminuer les émissions de GES. Mais de quel transport parle-t-on au juste?
Le gouvernement de la CAQ ne cesse d’annoncer de nouveaux investissements de la part de compagnies étrangères avides de s’installer dans la province offrant l’électricité la plus verte du continent. Ces compagnies veulent développer toute une filière de production de batteries dédiées principalement au transport routier. Mais où donc aboutiront ces millions de batteries fabriquées chaque année? Elles seront exportées en Ontario ou aux États-Unis, où elles seront intégrées dans des véhicules (surtout des VUS surdimensionnés et énergivores) fabriqués au moyen d’une électricité provenant principalement de source fossile.
Et en plus d’exporter ses batteries, le Québec exportera également des profits. Ces investissements lui permettront-ils de récupérer sa mise? On prévoit que cela prendra de 12 à 15 ans. C’est bien long! Pendant ce temps, les technologies peuvent changer, les compagnies se délocaliser, et les investissements de la province s’envoler. Aucune garantie ne peut prémunir contre cela, surtout que l’installation de ces nouvelles usines sera fortement financée par des fonds publics.
Alors pourquoi les deux paliers de gouvernement investissent-ils tant d’argent dans ces filières? Pour permettre à chaque citoyen d’acquérir un véhicule électrique, nous dit-on. Mais cela va à l’encontre de toutes les données du GIEC, de la Banque mondiale et d’autres organismes. En effet, c’est une tout autre approche qui aurait dû être adoptée depuis des années : celle du développement du transport collectif électrique. C’est cette approche qui permet de véritablement diminuer l’énergie utilisée pour le déplacement des personnes.
La province possède déjà des infrastructures qui auraient bénéficié d’investissements visant à assurer leur avenir. Bombardier Transport, notamment, construit des trains, des tramways et des métros, et possède l’expertise et les installations nécessaires. Mais on a préféré investir dans sa section aéronautique, qui a fini par être cédée à Airbus. Quant à la section transport terrestre, elle a périclité et a été vendue à vil prix à Alstom en janvier 2021. L’usine de La Pocatière n’a obtenu du provincial qu’une maigre subvention de 56 millions de dollars pour assurer sa modernisation et sa survie pour quelques années, et cela après sa vente. C’est un montant ridicule comparé aux milliards distribués à des compagnies qui ne fabriquent qu’une seule composante! Et que penser du manque de clairvoyance de ce gouvernement qui a confié la fabrication du matériel roulant du REM et du réseau de l’AMT à des sociétés indiennes et chinoises. On nous parle des emplois dans la vallée de la batterie, mais on passe sous silence tous les emplois perdus dans d’autres secteurs à cause de ces choix à saveur idéologiques.
Comment interpréter ces choix si peu pertinents à long terme? D’un côté, le transport collectif, dont les équipements sont produits ici par une société locale, qui aurait pu compter le gouvernement parmi ses actionnaires prioritaires. Et de l’autre, le transport individuel, assuré par des véhicules construits en très grande partie à l’extérieur du Québec par des compagnies privées sur lesquelles la province n’exerce à peu près aucun contrôle. Le choix est donc, en simplifiant un peu, entre le public et le collectif, d’une part, et le privé et l’individuel, d’autre part.
Ces décisions politiques sont prises par des personnes ayant une certaine vision de la société et de l’avenir. Ces nouvelles usines sont peut-être à la fine pointe de la science et de la technologie, mais la vision portée par ce gouvernement est une vision archaïque. Ces investissements massifs dans l’auto individuelle ne peuvent que nuire à d’autres filières nécessitant également des capitaux, notamment le déploiement d’un réseau de transport collectif électrique urbain et interurbain, ou l’amélioration thermique du parc de bâtiments pour diminuer la demande d’électricité en pointe hivernale.
On construira donc des batteries au Québec, oui, mais on n’aura toujours pas de système permettant une mobilité peu énergivore, ayant peu d’impact sur l’environnement et à un prix abordable. Margaret Thatcher a déclaré «la société n’existe pas», le gouvernement de la CAQ reprend cette déclaration à son compte par la mobilité. Dans un monde soumis à des contraintes environnementales de plus en plus importantes, la réponse repose sur la solidarité sociale, et non sur l’individualisme. Espérons que la vallée de la batterie ne se transformera pas en une vallée des larmes.
Par : Bruno Detuncq, professeur à la retraite de Polytechnique Montréal, 2023-10-03