Le projet de loi 57 annonce-t-il la judiciarisation des débats et des luttes sociales?

Texte paru dans Le Devoir du 21 mai 2024- Photo Karoline Boucher

M. Richard Langelier, de St-Bonaventure, expose les failles du projet de loi 57 visant la protection des élus municipaux et les députés, et favoriser une meilleure démocratie municipale. Ce projet de loi pourrait avoir pour effet d'entraver davantage la participation citoyenne et de nuire au débat démocratique

Le projet de loi 57 annonce-t-il la judiciarisation des débats et des luttes sociales?

Le 11 avril dernier, le gouvernement du Québec déposait le projet de loi 57, qui porte le titre de Loi visant à protéger les élus et à favoriser l’exercice sans entraves de leurs fonctions.

Mon collègue, le professeur Pierre Trudel, a présenté un aperçu des conséquences de telles dispositions législatives (voir Le Devoir du 14 mai 2024). Les éditeurs de journaux et médias ont aussi exposé les dangers pour la liberté d’expression de ces dispositions législatives (voir La Presse du 15 mai 2024).

Mais il importe de souligner d’autres enjeux liés à l’existence de cette loi.

Le but officiel du projet : protéger les élus locaux de menaces, de harcèlement et autres conduites rendant quasi impossible l’exécution de leur mandat. Noble mobile, auquel on ne peut que souscrire. Mais se peut-il cependant que se faisant le difficile équilibre entre la liberté d’expression et la protection des institutions ait été rompu ?

À cet égard, il convient de se rappeler que les élus locaux comme toutes les personnalités publiques doivent pouvoir faire l’objet de critiques qui ne seraient peut-être pas admissibles pour des personnes « ordinaires ».  Ils doivent accepter de vivre « sous l’œil vigilant du public », pour citer les juges du plus haut tribunal canadien.

Il y a finalement lieu de rappeler que la liberté d’expression protège aussi le droit du public à l’information, la protection constitutionnelle ne touchant pas que le locuteur mais aussi l’auditeur qui, surtout dans l’élaboration des politiques publiques, doit disposer des informations suffisantes pour pouvoir participer au jeu démocratique.

De fait, ce projet de loi s’inscrit dans une longue séquence de mesures où la violence symbolique (la force de la loi, l’autorité des tribunaux) tente d’imposer une certaine vision du développement de la société.

Ainsi, quand le gouvernement Legault octroie aux deux unions municipales une subvention de 1 million de dollars chacune pour soutenir les élus prétendument diffamés ou harcelés alors que lesdites unions sont devenues au même moment de chaudes défenderesses du développement éolien en territoire agricole ou habité et alors que les débats sociaux sont, sur ce point, intenses, bruyants, incommodes pour les zélateurs de tels projets.

Les « affinités électives » qui semblent se dessiner entre ce projet de loi et les objectifs énergétiques du gouvernement Legault sont donc troublantes.

La logique du pompier pyromane?

Pour avoir personnellement goûté à cette médecine, je peux témoigner des raccourcis dangereux auxquels se livrent certains élus qui associent toute critique publique à de la diffamation en détournant le sens ordinaire des mots ou en s’en prenant aux inférences allégoriques ou à la verdeur du langage de l’intervenant. Ce jeu de mise en demeure comme moyen d’intimidation est bien connu et fut utilisé contre une citoyenne de Trois- Rivières qui avait critiqué la compétence d’un fonctionnaire ou contre des citoyens de Sainte-Pétronille qui avaient osé signer une pétition contre l’engagement d’un fonctionnaire. La loi risque donc de créer une « atmosphère » défavorable à tout débat démocratique véritable. C’est sans doute l’effet inhibiteur que souhaitent les auteurs de cette loi.

Quand s’y ajoute la violence économique des promoteurs de parcs éoliens qui tentent de briser l’usage de recours collectifs en réclamant, dix ans après le fait, un million de dollars aux citoyens qui avaient contesté un tel projet, il y a lieu de s’interroger. En effet, cette synchronie des moyens juridiques et économiques fait émerger d’autres mobiles justifiant un tel projet de loi.

Ce n’est d’ailleurs pas en faisant d’une simple algarade avec un élu un délit passible d’amende salée qu’on fait progresser le débat démocratique…

Faire un examen des pratiques démocratiques dans les municipalités locales

Dans tout le débat entourant l’implantation de milliers d’éoliennes près des résidences dans la vallée du Saint Laurent, ce qui a profondément choqué les populations a été sans contredit l’absence de transparence, la confidentialité extrême maintenue par les élus locaux sur tous les aspects de ce projet. Cette démocratie, malade de ce manque de transparence, n’affecte malheureusement pas que les projets énergétiques. Pour n’en mentionner qu’un, abordons ces fameux caucus où les élus prennent véritablement les décisions alors que les assemblées publiques sont bâclées souvent en moins d’une heure et où l’on voit les conseillers et conseillères se transformer en robot votant, sans explications, sans discussions, sans possibilités pour les citoyens d’intervenir sinon à une brève période de questions à la fin de la rencontre et alors que les décisions ont déjà été prises.

Mentionnons encore  le cas de cette municipalité refusant la publication dans son bulletin municipal d’une annonce payée à propos de la tenue d’une assemblée publique sur un projet de développement, celle de ce maire offrant à un citoyen qui posait trop de questions d’aller « régler ça dans le parking », celle de ces MRC qui s’accaparent de plus en plus des compétences des municipalités locales mais qui tiennent leurs rencontres la plupart du temps devant des salles vides et qui ne font aucun effort pour rendre leurs décisions compréhensibles ou de travailler à stimuler la participation des citoyennes et citoyens.

Ne voit-on pas derrière ces comportements le triomphe de la logique bureaucratique?

N’est-ce pas cette même logique qui explique la peur de tout référendum ou de quelque exercice que ce soit de démocratie directe?

Ces lacunes dans la vie démocratique de nos communautés seraient-elles sans lien avec la radicalisation du discours public ? Utiliser la justice pour tenter de définir les contours d’un discours acceptable aux élus est une tentative illusoire sinon grotesque.

Les élus locaux méritent le respect car ils représentent un élément essentiel de la légitimité démocratique. Mas ils ne représentent pas, à eux seuls, TOUTE la légitimité démocratique, surtout quand des enjeux locaux fondamentaux sont en cause. Ainsi en faire les parangons de la vertu démocratique ne correspond à aucune lecture raisonnable de la réalité.

Il me semble donc que cette loi ne correspond pas aux standards constitutionnels en matière de liberté d’expression, les objectifs prévus par la loi sont confus, bien qu’en apparence logiques, mais les moyens qu’elle met en forme sont trop larges et ses effets délétères l’emportent de loin sur ses mérites.

Richard E. Langelier,

Docteur en droit et sociologue.

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